I

SON père avait soigné les poteries avant lui. Aussi, guérissait-il les céramiques, n’importe quelle céramique réchappée du passé, le temps d’avant la guerre où les objets n’étaient pas encore tous faits de plastique. Une porcelaine était une chose merveilleuse, et chacune devenait un objet d’amour, un souvenir inoubliable, après qu’elle était repartie de chez lui, guérie. Sa forme, sa texture, son éclat restaient en lui à jamais.

Malheureusement, plus personne n’avait besoin de ses services. Il ne restait que trop peu de pièces en céramique et ceux qui les possédaient prenaient grand soin de ne pas les briser.

Je m’appelle Joe Fernwright, commença-t-il à soliloquer. Je suis le meilleur guérisseur de poteries de la Terre. Moi, Joe Fernwright, je ne suis pas comme les autres hommes.

Dans son atelier, des tas de caisses vides s’empilaient. Des récipients d’acier dans lesquels il retournait les poteries guéries. Mais à l’endroit où arrivaient les colis, il n’y avait pratiquement rien. Son établi était vide depuis sept mois.

Tout ce temps, il l’avait passé à penser. À penser qu’il ferait mieux de tout laisser tomber et de s’atteler a un autre travail – n’importe lequel, afin de pouvoir se passer de sa misérable pension d’ancien combattant. À penser que son travail n’était pas assez bon et que s’il n’avait pas de client, c’est parce qu’ils envoyaient leurs poteries brisées à d’autres firmes. Il avait envisagé le suicide. Une fois, il avait même imaginé commettre un crime terrible, tuer quelqu’un de haut placé dans la hiérarchie du Sénat mondial pour la paix internationale. Mais à quoi cela pourrait-il bien servir ? De plus, la vie n’avait pas vraiment une fadeur absolue, il restait quelque chose d’intéressant, même si tout le reste lui avait échappé ou l’ignorait : le Jeu.

 

Sur le toit de son immeuble dortoir, Joe Fernwright attendait, sa boîte-repas à la main, que le bus express aérien se décide à arriver. L’air glacial du matin l’enrobait et le pinçait – il frissonna. Il ne devrait plus tarder, se dit-il. Sauf qu’il sera plein et qu’il ne s’arrêtera pas. Il clignotera en s’éloignant plein comme un œuf. Enfin, je pourrai toujours marcher.

Il s’était habitué à marcher. Là comme ailleurs, le gouvernement avait complètement manqué à sa tâche. Qu’ils aillent se faire foutre, pensa-t-il. Ou plutôt, qu’on aille se faire foutre. Ne faisait-il pas lui aussi partie de l’appareil planétaire du parti, la dense toile qui les avait pénétrés, puis, dans les convulsions de l’amour enserrés dans une étreinte mortelle à la dimension du monde ?

« Je laisse tomber », dit son voisin avec une grimace irritée de ses joues rasées et parfumées. « Je descends le glissoir jusqu’au niveau du sol et je marche. Bonne attente. » L’homme se fraya un passage dans la masse de ceux qui attendaient le véhicule public ; elle se referma derrière lui, souple comme un liquide, et il disparut.

J’y vais aussi, décida Joe. Il se dirigea vers le glissoir, imité par d’autres clients maussades.

Au niveau de la rue il commença à arpenter un trottoir plein de lézardes, prit une goulée d’air profonde et rageuse et partit vers le nord.

Un véhicule de la police plongea pour se balancer un peu au-dessus de la tête de Joe. « Vous marchez trop lentement », l’informa l’officier de police en uniforme en pointant sur lui un pistolet laser Walters & Jones. « Accélère ou je te coffre. »

Joe répondit : « Je vais me presser, je le jure. Donnez-moi juste le temps de prendre mon rythme ; je viens juste de démarrer. » Il augmenta sa vitesse et s’aligna sur celle des autres piétons rapides – ceux qui comme lui avaient la chance d’avoir un travail, d’avoir un endroit où aller en ce jeudi matin crasseux d’un début d’avril 2046, au cœur de la cité de Cleveland, dans la république populaire d’Amérique du Nord. Ou d’avoir quelque chose qui ressemble à un travail. Un lieu, un talent, une expérience, et un jour, très bientôt, une commande à honorer.

Ce qui constituait son bureau et son atelier était en réalité un petit cube rempli par un établi, des outils, des piles de caisses métalliques, une table de travail et son vieux fauteuil, une antiquité couverte de cuir qui avait appartenu à son grand-père, puis à son père. C’était lui qui occupait maintenant ce fauteuil, il s’y asseyait chaque jour pour recommencer le lendemain jusqu’à ce que les mois passent. Il possédait aussi un unique vase en porcelaine, court et ventru, dont le biscuit blanc était recouvert d’un bleu terne librement appliqué. Il l’avait découvert des années auparavant et avait reconnu en lui une pièce japonaise du XVIIe siècle. Il l’adorait. Jamais il n’avait été cassé, même pendant la guerre.

Il prit le fauteuil et le sentit céder sous son poids de-ci de-là pendant qu’il s’ajustait au corps familier. Le fauteuil le connaissait aussi bien qu’il connaissait le fauteuil ; ils avaient vieilli ensemble. Il tendit ensuite la main vers le bouton qui ferait descendre le courrier du matin sur son bureau – mais il arrêta le geste en plein vol. Et s’il n’y avait rien ? se demanda-t-il. Car il n’y a jamais rien. Mais ce jour pourrait être différent. C’est comme un buteur, quand il n’a pas marqué depuis longtemps. On se dit que ça ne va pas tarder. Joe pressa le bouton.

Trois factures sortirent du tube.

Le paquet gris contenant sa paye du jour, l’aumône du gouvernement, les accompagnait. Ce papier-monnaie, sous la forme de timbres-prime bizarrement ornementés, ne valait pratiquement rien, dévalué par l’inflation. Lorsqu’il recevait le paquet gris des billets fraîchement imprimés, il s’élançait chaque jour aussi vite que possible vers le Gub, le superhypermarchécentrederédemption universel le plus proche, et il échangeait rapidement ses billets contre n’importe quoi : de la nourriture, des magazines, des pilules, un nouveau pull, pendant que l’argent avait encore quelque valeur. Tout le monde faisait la même chose. C’était une obligation ; garder l’argent du gouvernement même vingt-quatre heures, c’était s’imposer le désastre, une sorte de suicide moral. En deux jours, l’argent public perdait quatre-vingts pour cent de sa valeur rédemptrice.

L’homme du cube voisin le salua d’un « Longue vie et bonne santé au président ». Formule de politesse routinière.

« Ouais », répondit Joe automatiquement. Il y avait d’autres cubes, des empilements énormes, couche après couche. Une pensée lui vint soudain. Combien y avait-il exactement de cubes dans l’immeuble ? Mille ? Deux mille cinq cents ? Il se dit qu’il avait trouvé sa tâche de la journée ; qu’il pouvait enquêter et découvrir combien de cubes il y avait en dehors du sien. Il saurait alors combien de gens partageaient l’immeuble avec lui… En dehors de ceux qui sont restés chez eux malades ou des morts.

Mais tout d’abord une cigarette. Il sortit un paquet de cigarettes de tabac – terriblement illégal en raison du danger pour la santé et de la nature addictive de la plante en question – et commença à en allumer une.

À ce moment son regard tomba comme d’habitude sur le censeur à fumée monté sur le mur qui lui faisait face. Il se dit à lui-même : Dix poscreds la bouffée. Il remit donc les cigarettes dans sa poche, s’épongea sauvagement le front, en essayant d’atteindre la bouche dévorante contenue au plus profond de lui, le besoin qui l’avait poussé à violer la loi plusieurs fois. Qu’est-ce que je désire vraiment ? Quelle est cette chose dont le plaisir oral n’est qu’un substitut ? Une immensité qu’il ressentait comme un bâillement primitif de faim, dont les mâchoires puissantes s’apprêtaient à dévorer l’environnement tout entier. À le faire entrer à l’intérieur.

C’est pourquoi il jouait ; tout cela avait préparé les conditions du Jeu.

Il pressa le bouton rouge et décrocha le téléphone. Il attendit un moment, pendant que la ligne crachotante était occupée par la lente machine-relai.

« Scrouiiic », fit le téléphone. Son écran déployait une série de couleurs et de formes abstruses, sortes d’équivalents visuels de la diaphonie électronique.

Il composa le numéro de mémoire. Douze chiffres, dont le premier – le trois – le reliait à Moscou.

« Ici le bureau du vice-commissaire Saxton Gordon », dit-il à l’employé du central russe dont le visage le fixait sur l’écran miniature. Celui-ci lui répondit : « Encore des jeux, je suppose. »

Joe déclara : « Un bipède humanoïde ne peut maintenir l’équilibre de son métabolisme en n’absorbant que de la farine de plancton. »

Après lui avoir jeté un regard aussi désapprobateur que puritain, l’employé le relia à Gauk, dont le visage maigre et maussade de petit fonctionnaire soviétique apparut bientôt. La morosité fit aussitôt place à l’intérêt. « A preslávni vityaz », entonna Gauk. « Dostoini konovód tolpi byezmózgloi, prestó opnaya… »

« Ne faites pas de discours », interrompit Joe, impatient. Il se sentait hargneux, à son humeur matinale habituelle.

« Prostitye », s’excusa Gauk.

« Vous avez un titre pour moi ? » lui demanda Joe, le stylo en attente.

« Le traducteur électronique de Tokyo a été occupé toute la matinée », répondit Gauk. « Je suis donc passé par ce petit qui se trouve à Kobe. D’une certaine manière, il est plus – comment dirais-je ? – cocasse que Tokyo. » Il fit une pause, et consulta un bout de papier. Comme celui de Joe, son bureau consistait en une cellule, à peine meublée d’une table, d’un téléphone, d’une chaise en plastique à dossier droit et d’un bloc-note.

« Prêt ? »

« Prêt. » Joe fit une marque au hasard avec son stylo. Gauk s’éclaircit la voix et lut son papier, un sourire tendu sur le visage ; c’était une expression doucereuse, comme s’il était sûr de son coup. « Celui-ci vient de ta langue », expliqua-t-il en respectant ainsi une des règles qu’ils avaient élaborées ensemble, l’armée éparpillée des occupants de petites cellules, de petites fonctions, ceux qui n’avaient rien à faire, ni tâche, ni souci, ni problème à résoudre. Rien que le terrible vide de leur société collective, auquel chacun s’opposait à sa façon et qu’ils exorcisaient tous ensemble au moyen du Jeu. « C’est un titre de livre », continua Gauk. « Je ne te donnerai pas d’autre indice. »

« Est-il célèbre ? » demanda Joe.

Gauk ignora la question et lut : « Pourris le liquide stomacal merveilleux ! »

« Monacal ? » demanda Joe.

« Non. Stomacal. »

« Pourris », réfléchit tout haut Joe. « Gâte, liquide stomacal… Acide ? » Il gratta ses associations sur le papier, mais se sentait dans une impasse. « Et c’est le cerveau électronique de Kobe qui vous a donné cette traduction ? Bile », décida-t-il soudain. « Gâte – Bile, le merveilleux, fantastique, extraordinaire, magnifique. » Il écrivit le mot rapidement. « Gâte, ça doit être lié, Gatbi le… » Il l’avait presque. « Gatsby le magnifique, de F. Scott Fitzgerald. » Il jeta son stylo sur la table en signe de triomphe.

« Dix points pour toi », dit Gauk. Il calcula le total. « Ça te met ex aequo avec Hirshmeyer de Berlin, juste devant Smith de New York. Tu veux en essayer un autre ? »

Joe répondit : « J’en ai un ». Il sortit de sa poche une feuille pliée en quatre, l’étala sur la table et lut : « La structure des nerfs du tout-puissant féminin. » Il regardait Gauk avec la chaude certitude interne d’en avoir trouvé un bon, grâce au plus grand cerveau traducteur de Tokyo-centre.

« Un phononyme », dit Gauk sans effort. « Choline. Colline. La Colline de l’adieu. Dix points pour moi. » Il prit note de son score.

Furieux, Joe lança : « Le cochon y graine la donation épuisée. »

« Encore un autre de “La bête fabuleuse était la dynastie approbatrice” », dit Gauk avec un sourire béat. « Pour qui sonne le glas. »

« La dynastie approbatrice ? » répéta Joe sans comprendre.

« Ernest Hemingway. »

« Je laisse tomber », fit Joe. Il était épuisé ; comme toujours, Gauk avait une large avance sur lui dans leur jeu mutuel de retraduire les traductions des ordinateurs dans leur langue originelle.

« Tu veux essayer encore une fois ? » demanda Gauk d’une voix de soie, le visage impassible.

« Encore un », décida Joe.

« Dix amoureux certains d’avaler un canard femelle. »

« Mon Dieu », dit Joe, écrasé. Son esprit était vide, complètement vide. « Dix amoureux. C’est peut-être des amants. Dix amants. Diamants ? C’est probablement ça, mais que veut dire “avaler un canard” ? » Il réfléchit rapidement. « Manger. Dévorer. Engloutir. » Le mystère s’épaississait. « Le canard femelle doit être une cane. » Il médita en silence encore quelques instants, à la manière yogi. « Non », finit-il par déclarer. « Je n’y arrive pas. J’abandonne. »

« Déjà ? » demanda Gauk, le sourcil relevé.

« Ma foi, pas besoin de rester là toute la journée à se creuser la cervelle. »

« Canapé », l’amorça Gauk. Joe eut un grognement.

« Tu râles ? » fit Gauk. « Parce que c’en est un que tu aurais dû trouver ? Es-tu fatigué, Fernwright ? Ça t’épuise de rester là dans ton trou à rats à ne rien faire heure après heure, comme nous tous ? Tu préfères attendre seul dans le silence plutôt que de nous parler ? Tu ne veux plus essayer ? » Gauk avait l’air terriblement bouleversé ; son visage s’était assombri.

« C’est parce que celui-là était tellement facile », répondit Joe d’un air piteux. Mais il se rendait bien compte que son collègue de Moscou n’était pas convaincu. Il reprit alors : « Eh bien oui, je suis déprimé, je ne peux plus tenir. Est-ce que vous me comprenez ? Vous devez me comprendre. » Il attendit. Le temps anonyme s’écoulait entre eux deux qui restaient silencieux. « Je raccroche », dit Joe qui commença à poser le récepteur.

« Attends », fit rapidement Gauk. « Encore un. »

« Non. » Joe raccrocha et resta à fixer le vide. Sur sa feuille de papier dépliée il y avait plusieurs autres énigmes, mais je n’ai plus le feu sacré, se dit-il plein d’amertume. J’ai perdu l’énergie, la capacité de joujouter toute une vie sans travail digne, avec pour compensation la répétition triviale, même ce trivial volontairement construit en commun qu’est le Jeu. Pouvoir communiquer avec autrui ; par le Jeu, notre isolement est lacéré et son corps de glace détruit. Nous hasardons un œil dehors, mais que voyons-nous vraiment ? Nos propres images dans un miroir, nos doubles exsangues au comportement vide, sans but particulier pour autant que je puisse figurer. La mort est proche. Lorsque mes pensées prennent cette tournure, je la sens tout près. Tellement près. Rien ne m’agresse ; je n’ai ni ennemi ni opposant ; j’expire tout simplement, comme un abonnement à un magazine : mois après mois. Et c’est parce que je me suis déjà trop vidé pour continuer à participer. Même s’ils ont besoin de moi, s’ils appellent ma pauvre contribution – ceux qui jouent le Jeu avec moi.

Et pourtant, pendant qu’il fixait d’un regard aveugle le papier étalé devant lui, il sentit un mouvement imperceptible en lui, semblable au rythme sourd de la photosynthèse. Les quelques forces qui lui restaient se rassemblaient automatiquement. Laissé solitaire à son fonctionnement aveugle, l’effort biologique de son corps trouvait effet sur son physique ; il commença à noter un nouveau titre.

Il fit un numéro, et obtint un relai satellite pour le Japon ; il eut Tokyo et donna le numéro du computeur-traducteur. L’expérience aidant, il établit une ligne directe avec la grande structure cliquetante et bourdonnante, court-circuitant la foule des questionneurs en attente.

« Transmission orale », annonça-t-il.

L’énorme ordinateur G X 9 passa avec un claquement à la réception orale, délaissant la visuelle.

« Le ciel est bleu », fit Joe. Il mit en marche le magnétophone qui faisait partie du téléphone.

L’ordinateur répondit aussitôt en donnant l’équivalent japonais.

« Merci. Terminé », et Joe raccrocha sur ces mots. Il appela ensuite le traducteur électronique de Washington. Après avoir rembobiné, il lui transféra les mots japonais afin de récupérer une phrase anglaise.

L’ordinateur répondit : « L’interjection n’a pas d’expérience. »

« Pardon ? » fit Joe en riant. « Pouvez-vous répéter ? »

« L’interjection n’a pas d’expérience », répondit le computeur avec une patience sereine digne d’un dieu.

« Est-ce la traduction exacte ? » s’inquiéta Joe.

« L’interjection n’a… »

« D’accord. Salut. » Joe raccrocha et resta à grimacer de satisfaction ; sous l’effet de l’amusement, son énergie rejaillissait en lui et lui donnait des forces nouvelles.

Il hésita quelques instants, puis se décida à appeler ce bon vieux Smith de New York.

« Office des fournitures, Aile sept », répondit Smith ; sa tête de chien battu, marqué par l’ennui, apparut sur l’écran grisâtre. « Ah, salut Fernwright. Vous avez quelque chose pour moi ? »

« Un facile », répondit Joe. « L’interjection… »

« Attendez d’entendre le mien », l’interrompit Smith. « Je passe en premier ; allez, Joe… c’en est un de vraiment bon. Vous ne le trouverez jamais. Écoutez. » Il lut rapidement en trébuchant sur les mots. « Le persil perspicace se suce le pouce. »

« Non », fit Joe.

« Quoi non ? » Smith releva les yeux en fronçant les sourcils. « Vous n’avez même pas essayé ; vous n’avez même pas pu bouger. Vous avez le temps. Les règles disent cinq minutes et vous avez cinq minutes. »

« J’abandonne. »

« Vous abandonnez quoi ? Le Jeu ? Mais vous êtes parmi les meilleurs ! »

« Je quitte ma profession », répondit Joe. « Je vais laisser tomber mon travail et annuler mon abonnement téléphonique. Je ne serai plus là ; je ne pourrai plus jouer. » Il prit une profonde inspiration et continua. « J’ai économisé soixante-cinq pièces d’avant la guerre. Ça m’a pris deux ans. »

« Des pièces ? » Smith le regardait bouche bée. « De l’argent de métal. »

« Elles sont dans un sac d’amiante sous le radiateur de ma chambre. » Joe se dit à lui-même qu’il n’attendrait pas demain pour le décrocher. « Il y a une cabine téléphonique en bas de la rue qui passe devant mon immeuble, juste au croisement. » Je me demande, songea-t-il, si en fin de compte j’aurai assez de pièces. On dit que monsieur Travail donne très peu ; ou – et cela signifie la même chose – qu’il coûte très cher. Mais soixante-cinq pièces, c’est vraiment énorme. Cela équivaut à… il dut faire le calcul sur son calepin. « Dix millions de dollars en timbres-prime », annonça-t-il à Smith. « Suivant le cours du change d’aujourd’hui, tel qu’il apparaît officiellement dans le journal de ce matin. »

Après une pause interminable, Smith répondit doucement : « Je vois. Eh bien je vous souhaite bonne chance. Vous lui tirerez vingt mots avec ce que vous avez mis de côté. Peut-être deux phrases. “Allez à Boston. Et demandez…”. Ça s’arrête brusquement, le couvercle se referme sur vous. La boîte qui a gobé vos pièces résonnera ; votre argent sera bien au fond dans ce labyrinthe de viaducs, roulant sous la pression hydraulique jusqu’au central de monsieur Travail à Oslo. »

Il se frotta sous le nez, comme s’il épongeait l’humidité accumulée, semblable à l’écolier qui plie sous le par-cœur. « Je vous envie, Fernwright. Et peut-être que deux phrases suffiront. Je l’ai consulté il y a longtemps. Je lui ai donné cinquante pièces. Il m’a dit « Allez à Boston. Appelez… « et il s’est arrêté ; j’ai eu l’impression qu’il aimait ça. Qu’il tirait du plaisir de s’arrêter, comme si mes pièces l’avaient fait jouir, de cette sorte de jouissance qu’une pseudo vie apprécierait. Mais allez-y. »

« D’accord », fit Joe d’une voix stoïque.

« Quand il aura avalé toutes vos pièces… » continua Smith avant d’être interrompu par Joe dont le ton révélait la rancœur. « J’ai compris », dit celui-ci. « Les prières seront inutiles », insista Smith. « D’accord », répéta Joe.

Ils se firent face un moment en silence.

« Les prières ne servent à rien », répéta enfin Smith. « Non, rien ne fera cracher un mot de plus à cette putain de machine. »

« Hummm », fit Joe, en essayant de paraître décontracté.

Mais les paroles de Smith avaient fait leur effet ; il se sentait tout refroidi. Il frissonnait sous le vent, la bise hurlante de la terreur. Il prévoyait le moment où il se retrouverait avec rien. Une proposition tronquée et partielle de monsieur Travail, et puis, comme le dit bien Smith, – blam. Monsieur Travail qui s’éteint, c’est cet ultime visage de fer sombre venu du plus profond des siècles. Le rejet final. S’il existe une surdité surnaturelle, pensa-t-il, c’est bien celle-là : celle qui suit la dernière des pièces tombée dans les entrailles de monsieur Travail.

Smith reprit : « Puis-je vous en donner rapidement encore un ? Il vient du traducteur de Namengan. Écoutez plutôt. » De ses longs doigts de pianiste, il manipula fiévreusement son papier replié. « Le liquide fétide du pays chaud. Film célèbre des années… »

« Lawrence d’Arabie », fit Joe d’une voix sans timbre.

« Oui ! En plein dans le mille, Fernwright, les doigts dans le nez ! Encore un autre ? Ne raccrochez pas ! J’en ai un qui est vraiment formidable ! »

« Proposez-le à Hirshmeyer de Berlin », répondit Joe en coupant la communication.

Je suis en train de mourir, se dit-il.

Affalé dans son vieux fauteuil aussi antique que râpé, Joe vit, sans bien s’en rendre compte, que la lumière rouge de son tube à courrier était allumée, probablement depuis déjà quelques minutes. Bizarre, pensa-t-il. Il n’y a pas de tournée avant une heure quinze, cet après-midi. Serait-ce un courrier spécial ? Il appuya sur le bouton.

Une lettre marquée « express » sortit en roulant du tube contourné. Il l’ouvrit. À l’intérieur, un morceau de papier disait :

 

GUÉRISSEUR DE POTERIES, J’AI BESOIN DE TOI

ET JE SUIS PRÊT À BIEN TE PAYER

 

Pas de signature. Aucune adresse, sinon la sienne, celle du destinataire. Mon Dieu, pensa-t-il, voilà quelque chose de réel et c’est énorme. Je le sais.

Il fit lentement pivoter son fauteuil de manière à faire face à l’ampoule rouge du courrier. Et il se prépara à attendre. Jusqu’à ce qu’il arrive, se dit-il. Sauf si je meurs de faim avant. Mais je ne mourrai pas de ma propre volonté, maintenant, pensa-t-il avec force. Je veux rester en vie. Et attendre. Et attendre encore.

Il attendit.

Le guérisseur de cathédrales
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